miercuri, 27 august 2014

Léopold Sédar Senghor, FEMME NOIRE

FEMME NOIRE

Femme nue, femme noire
Vétue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée

Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.

Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire

A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.


Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre
JOAL
Joal !
Je me rappelle.
Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas
Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève.
Je me rappelle les fastes du Couchant
Où Koumba N´Dofène voulait faire tailler son manteau royal.
Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés
Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.
Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo
Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe.
Je me rappelle la danse des filles nubiles
Les choeurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste
Penché élancé, et le pur cri d´amour des femmes – Kor Siga !
Je me rappelle, je me rappelle…
Ma tête rythmant
Quelle marche lasse le long des jours d´Europe où parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote.
Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre

Masque nègre

A Pablo Picasso
Elle dort et repose sur la candeur du sable.
Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe.
Les paupières closes, coupe double et sources scellées.
Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine – ou’ le sourire de la femme complice?
Les patènes des joues, le dessin du menton chantent l’accord muet.
Visage de masque fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière.
Tête de bronze parfaite et sa patine de temps.
Que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers
O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges.
Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair.
Je t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde!
 Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre

Nuit de Siné

Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure.
Là-haut les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne
À peine. Pas même la chanson de nourrice.
Qu’il nous berce, le silence rythmé.
Écoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre, écoutons
Battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus.

Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale
Voici que s’assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes
Dodelinent de la tête comme l’enfant sur le dos de sa mère
Voici que les pieds des danseurs s’alourdissent, que s’alourdit la langue des choeurs alternés.

C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe
S’accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait.
Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux étoiles ?
Dedans, le foyer s’éteint dans l’intimité d’odeurs âcres et douces.

Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour les Ancêtres comme les parents, les enfants au lit.
Écoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés
Ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal.
Que j’écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d’âmes propices
Ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant
Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j’apprenne à
Vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil.
 Léopold Sédar Senghor, Chants d'ombre

Le message

Le Prince a répondu. Voici l’empreinte exacte de son discours:
« Enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras?
Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos Ancêtres les Gaulois.
Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes.
Vous amassez des feuilles de papier – si seulement des louis d’or à compter sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces!
Vos filles, m’a-t-on dit, se peignent le visage comme des courtisanes
Elles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race!
Êtes-vous plus heureux? Quelque trompette à wa-wa-wâ
Et vous pleurez aux soirs-là-bas de grands feux et de sang.
Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée?
Allez à Mbissel à Fa’oy; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la Grande Voie
Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire.
Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang!
Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Élissa; minces étaient les désirs de leur ventre.
Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance loyale.
Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées.

Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre divine des ficus
Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants.
Voix du Sang! Pensées à remâcher!
Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants seront la couronne blanche de votre tête. »

J’ai entendu la Parole du Prince.
Héraut de la Bonne Nouvelle, voici sa récade d’ivoire.


  Léopold Sédar Senghor, Hosties noires

Lettre à un prisonnier

Ngom ! champion de Tyâné !
C’est moi qui te salue, moi ton voisin de village et de cœur.
Je te lance mon salut blanc comme le cri blanc de l’aurore, par dessus les barbelés
De la haine et de la sottise, et je nomme par ton nom et ton honneur.
Mon salut au Tamsir Dargui Ndyâye qui se nourrit de parchemins
Qui lui font la langue subtile et les doigts plus fins et plus longs
A Samba Dyouma le poète, et sa voix est couleur de flamme, et son front porte les marques du destin
A Nyaoutt Mbodye, à Koli Ngom ton frère de nom
A tous ceux qui, à l’heure où les grands bras sont tristes comme des branches battues de soleil
Le soir, se groupent frissonnants autour du plat de l’amitié.
Je t’écris dans la solitude de ma résidence surveillée – et chère – de ma peau noire.
Heureux amis, qui ignorez les murs de glace et les appartements trop clairs qui stérilisent
Toute graine sur les masques d’ancêtres et les souvenirs mêmes de l’amour.
Vous ignorez le bon pain blanc et le lait et le sel, et les mets substantiels qui ne nourrissent, qui divisent les civils
Et la foule des boulevards, les somnambules qui ont renié leur identité d’homme
Caméléons sourds de la métamorphose, et leur honte vous fixe dans votre cage de solitude.
Vous ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite
Et la Science et l’Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude.
Faut-il crier plus fort ? ou m’entendez-vous, dites ?
Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères
Comme ce soir au cinéma, perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau.
Je t’écris parce que mes livres sont blancs comme l’ennui, comme la misère et comme la mort.
Faites-moi place autour du poêle, que je reprenne ma place encore tiède.
Que nos mains se touchent en puisant dans le riz fumant de l’amitié
Que les vieux mots sérères de bouches en bouche passent comme une pipe amicale.
Que Dargui nous partage ses fruits succulents – foin de toute sécheresse parfumée !
Toi, sers-nous tes bons mots, énormes comme le nombril de l’Afrique prodigieuse.
Quel chanteur ce soir convoquera tous les ancêtres autour de nous
Autour de nous le troupeau pacifique des bêtes de la brousse ?
Qui logera nos rêves sous les paupières des étoiles ?
Ngom ! réponds-moi par le courrier de la lune nouvelle.
Au détour du chemin, j’irai au devant de tes mots nus qui hésitent. C’est l’oiselet au sortir de sa cage
Tes mots si naïvement assemblés ; et les doctes en rient, et ils ne restituent le surréel
Et le lait m’en rejaillit au visage.
J’attends ta lettre à l’heure ou le matin terrasse la mort.
Je la recevrai pieusement comme l’ablution matinale, comme la rosée de l’aurore.
   Léopold Sédar Senghor, Hosties noires

Poème à mon frère blanc
Cher frère blanc,
Quand je suis né, j’étais noir,
Quand j’ai grandi, j’étais noir,
Quand je suis au soleil, je suis noir,
Quand je suis malade, je suis noir,
Quand je mourrai, je serai noir.

Tandis que toi, homme blanc,
Quand tu es né, tu étais rose,
Quand tu as grandi, tu étais blanc,
Quand tu vas au soleil, tu es rouge,
Quand tu as froid, tu es bleu,
Quand tu as peur, tu es vert,
Quand tu es malade, tu es jaune,
Quand tu mourras, tu seras gris.


Alors, de nous deux,
Qui est l’homme de couleur ?

  Léopold Sédar Senghor
Épitaphe


Quand je serai mort mes amis, couchez-moi sous Joal-l’Ombreuse
Sur la colline au bord du Mamanguerly, près de l’oreille du sanctuaire des serpents
Mais entre le Lion couchez-moi et l’aïeule Téning-Ndyaré.
Quand je serai mort mes amis, couchez-moi sous Joal-la-Portugaise. des pierres du Fort vous ferez ma tombe, et les canons garderont le silence
Deux Lauriers roses -blanc et rose embaumeront la Signare.


Quand j’aurai perdu les narines et soif de tendresse vivante, telle une boisson de prédilection
Versez mes amis sur ma tombe, le lait de vos prières le vin de vos chants frais. là-haut chanteront les alizés sur les ailes des palmes.
Ah! ce chant qu’il bruisse toujours le chant marin la nuit,
soyeux sur les ailes des palmes
La rumeur doucement dans ma poitrine qui me tient éveillé, je dors et ne dors pas
Et je bois le lait le vin de la nuit qui ruisselle sur les palmes.
Et Marône la Poétesse ira rythmant
« Ci-gît Senghor, fils de Dyogoye-le-lion et de Ngilane-la-Douce. Si fort il aima le pays sévère -les paysans, les pasteurs, les pêcheurs
Les athlètes plus beaux que filaos et les voix contraltos des vierges
- Qu’à la fin son coeur se rompit. »
Quand je serai mort ma Signare, couche moi sous Joal-l’Ombreuse
A l’ombre des Ancêtres

  Léopold Sédar Senghor